mardi 8 janvier 2013

Photo: Erminio Modesti

Lachrymae -
Une des chroniques 'sous la table' parue dans la Libre Belgique
par Lucien Noullez - (c) La Libre Belgique 2005

Voilà ce qu’on doit bien annoncer un jour à un enfant : « Ton Bon-papa est mort… »

Et la réponse de l’enfant est simple, au fond.

Il ne dit rien. Il prend d’abord un air étranger, puis son visage se tord, et puis ses larmes tombent. Lachrymae.

C’est la toute première fois que son univers intime change vraiment. « A chaque homme qui meurt, le monde recommence » dit une vieille chanson de Bécaud. Voilà l’enfant devenu rouge. Sans aucun autre appui, pour déverser sa solitude, que la grimace, et cet excès du corps, de l’âme, du visage et de la vue, qu’on nomme les larmes. Lachrymae. Parler simplement de tristesse serait faire insulte au débordement que cet émoi exprime. Parler de désespoir serait idiot. Le chagrin, le simple chagrin, le lourd, le vrai chagrin se manifeste soudain, dans la vie. Avec Bon-papa, on a joué à la plage. On a senti les odeurs étonnantes d’un  corps travaillé par le temps : ce mélange d’eau de Cologne et de vieillesse… On a rigolé. On a osé, parfois, des mots interdits. On a aussi entendu parler d’une époque éloignée, où la télé n’existait pas, où les chevaux passaient dans les rues, et quelquefois aussi la peur. On s’est fait une image forte du bonheur et de la joie, qui eurent à traverser la guerre. Alors, le désespoir…

L’entourage, lui, se montre un peu plus fort. Les adultes, il est vrai, n’en sont pas à leur premier deuil. On sait à peu près comment s’y prendre, à qui il faut téléphoner, qui il faut alerter. La maladie, lentement, minait ce pauvre corps, et elle a eu raison de lui… à quelle heure encore ? Dans le cours sans répit du temps, voilà que la seconde même où le grand-père s’est éteint revêt une importance particulière. Et là, devant lui, tout juste après que l’hôpital ait appelé les plus proches, on demeure, malgré tout, stupéfait.

Certes, comme on le dira plus tard, « on s’y préparait » ; certes, avec toutes les machines qui le maintenaient en vie « il n’était plus très beau à voir »… Il n’empêche qu’on est interdit. Cette immobilité de visage et de poitrine, ce silence incroyable du corps… On mesure soudain combien la vie remue, combien, même fragile, surtout fragile, elle est vivante. A tel point qu’une espèce d’incrédulité frappe les visiteurs. Evidemment, on reconnait le corps du grand vieillard. Mais ce n’est plus tout à fait lui. Privé de la batterie du cœur et de la forge des poumons, il est semblable à ce qu’on a connu, et proprement méconnaissable.  

Lachrymae. Les Albigeois parlaient de la mort, comme du « baiser de Dieu », et les mystiques orthodoxes, évoquent abondamment, le « don des larmes ». « Je pleure, parce que vous ne pleurez pas ! », dit, pour sa part, un personnage de Kieslowski, à une jeune femme qu’un double deuil violent et pénible a durci jusqu’à l’aphasie.

Il ne faut pas être croyant pour saisir que, dans chacune de nos existences, la rencontre avec la mort constitue une expérience spirituelle. Soudain, la vie doit se repenser autour d’une absence. Brutalement, car, même si on attend le décès d’un parent dont les souffrances et l’état nous sont devenus insupportables, l’annonce de la mort constitue toujours une déflagration. On doit reconsidérer les liens de famille. Soudain, le défunt n’a plus que nous pour le défendre, pour en parler, pour l’insérer peu ou prou dans la mémoire. Et, tout à coup, parce qu’un terme y a été mystérieusement mis, cette vie se révèle à la fois lumineuse et obombrée. On se souvient, et on peut encore rire, de ses facéties. Mais on évoque aussi, par devers soi, tant de choses qu’on aurait pu lui dire, tant de questions que l’on n’a pas voulu ou osé lui poser…

Lachrymae. Il ne se passe plus une année sans que je sois invité à m’associer à plusieurs deuils. Cette présence de la mort, qui, forcément, s’accroit avec l’âge, il arrive qu’elle m’effraye, bien sûr. Mais quelquefois aussi, à l’instar d’une musique qui s’achève, ou d’un grand livre dont on tourne la dernière page, elle m’apaise. Les morts ne sont pas parmi nous pour nous hanter, et moins encore pour nous décourager. Ils résonnent dans nos consciences et nos mémoires, comme autant de témoins de cette chose passante, dont nul ne maitrise l’origine ou les fins dernières, cette chose magnifique : la vie !

Lucien Noullez
(En écoutant Dowland et Benjamin Britten)

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