samedi 1 juin 2013

La méduse

Wassily Kandinsky, Plusieurs Cercles (Einige Kreise), Musée Guggenheim New York
La méduse

Tout s’est passé sans ma volonté et pourtant je l’ai vécu. Maintenant, je ne me rends pas compte du temps qui passe et j’ai l’impression d’oublier mais dès que je soulève la couverture poussiéreuse de la vie, voici les souvenirs clairs et nets qui s’attachent à mon corps comme des méduses. C’est cela la mort : une méduse toujours vivante, toujours prête à s’attacher à toi, à nouveau, avec toute son angoisse et sa souffrance.
Et ainsi le temps passe. Inexorable. Depuis que ma mère est partie, je ne sais même pas comment j’ai fait. La seule pensée de son absence me blesse et me fait saigner. Je suis désormais une blessure déguisée de santé parce que depuis le premier moment où je l’ai vue, sans forces, dans ce lit d’hôpital, c’est comme si un pilote automatique s’était allumé en moi. C’est comme cela, il n’y a pas d’autres explications. Chacun de nous a un pilote automatique qui s’allume quand la vie devient
insoutenable, quand les forces nous abandonnent et qu’on ne sait plus par où aller.

Mon pilote automatique m’a poussée jusqu’ici, trois ans après ta mort, et parfois, il prend encore le volant pendant ces jours gris où je n’arrive pas à démarrer, quand la pensée de ton absence est un poids sur ma tête, le vide des mots un silence assourdissant. Et tu me manques profondément, tellement au fond de moi-même que je peux à peine raconter, trouver les mots. C’est à ce moment-là, exactement, avant de m’évanouir, que mon pilote automatique arrive ! Il est si fort ! Il sait
toujours quoi faire !! Il me rappelle ce qui est plus urgent et ce qui l’est moins, c’est lui qui m’a fait étudier à l’hôpital pendant que tu étais dans le coma, c’est lui qui m’a poussé à revenir à Bruxelles après ta mort, à faire 2000 km pour prendre en main ma vie, à chercher un stage, puis un travail, puis un autre. Nouveaux amis, nouveaux collègues, nouvelles aventures. Tout avait un gout nouveau et simple car le pire était déjà passé : je t’avais perdue.


Perdre sa mère est un peu perdre une partie de soi-même. La mère représente ton origine, ton soutien, ton futur. Pour une femme, elle est l’image de ce que tu pourrais devenir : tu peux t’identifier, tu peux t’éloigner, tu peux la refuser. Ce n’est que quand elle n’est plus là que tu te rends compte qu’à partir de ce moment, tu ne pourras compter que sur toi-même pour avancer. Mais la nature a pensé à tout, elle nous a équipés d’un pilote automatique pour les moments difficiles. Il suffit de ne pas tricher, de ne pas faire semblant que tout aille bien mais simplement d’accepter que ce que tu es en train de vivre est bien pire que ce que tu n’aurais pu imaginer. Et le pilote automatique s’allume, il te fait comprendre ce qui est important, il t’oriente, il donne un sens à ta vie - désormais le bien le plus important entre tes mains.

Non, ce n’est pas vrai que je suis plus forte, comme certains le disent. Tout simplement, je me laisse conduire par mon pilote automatique car il sait où aller. Je ne le connaissais pas avant ta mort parce que tu étais à mes cotés, qu’on pouvait parler, que tu pouvais me conseiller. Peut-être maintenant est-ce toi qui allumes mon pilote automatique quand il faut et ainsi je ne me perds pas.

Merci, maman.

Cristina Santomauro

(En écoutant Richard Bona M'Bemba Mama  -  http://www.youtube.com/watch?v=2gFAurGgYH8


Chère amie,

J’ai été frappée par ton témoignage, plein d'images très fortes comme celle de la méduse et du pilote automatique. J'ai connu ça moi aussi. C'est très difficile, comme tu l'as dit à plusieurs reprises, de parler de ce passage de ta vie car les émotions éprouvées étaient indicibles. Les images t'ont aidée à exprimer ce vécu.

Moi, à travers la lecture de ton texte, j’ai vu plein de couleurs et la musique de l'œuvre abstraite de Wassily Kandinsky Plusieurs Cercles.
Les couleurs et les formes expriment nos émotions quand on ne sait pas les dire, elles savent faire vibrer notre âme.  « La couleur est la touche, l’œil, le marteau, l’âme, le piano, l’artiste est la main qui, par le bon choix des touches, met l’âme du spectateur en vibration»[1]. Ainsi parlait Kandinsky dans son livre Du spirituel dans l'art, où il expliquait sa démarche artistique et sa théorie des couleurs.

Alors moi, j'ai vu ton âme profonde, pleine d'énergie, qui, face à la mort d’une mère, se révèle en découvrant une force intérieure, profonde, légère et mystérieuse à laquelle s'abandonner. Les couleurs peuvent peut-être mieux exprimer cette sensation que j'ai perçue.
Dans le tableau de l'artiste russe, on retrouve une grande sphère bleue dominante sur laquelle est superposée une sphère noire, plus petite. Tout autour, comme dans une éclipse de soleil, se déploient des rayons flous blanc et bleu ciel qui semblent influencer et aussi faire bouger l'atmosphère sombre qui remplit le cosmos, c'est à dire l'espace du tableau. Une atmosphère lourde, marron (couleur qui représente la dureté) dotée d’un son intérieur très puissant.

Pour Kandinsky, le bleu a une forte vocation de profondeur et d'intimité. Il rappelle l'idée d'infini, la nostalgie du surnaturel. Cela, c'est l'âme humaine, c'est ton cri adressé à ta maman «  tu me manques [...] tellement au fond de moi-même». Le noir, par contre, est nul, sans possibilité, l'immobilité, comme quelque chose qui s'est éteint, comme le silence du corps après la mort. Là, je perçois ton expérience de la mort (« je t’avais perdue ») face à laquelle tu « peux à peine raconter, trouver les mots » : « le vide des paroles est un silence assourdissant.». Et cette douleur imprègne aussi l'atmosphère qui se transforme en méduse et enveloppe les bulles colorées. Mais tout autour du bleu, il y a des rayons blancs, de l'énergie toujours jeune, pleine de possibilités, les mêmes qui se déploient en toi. C'est peut-être cette énergie qui fait toujours démarrer ton pilote automatique !

Les autres sphères, qui semblent toutes arriver et s'éloigner confusément du cercle bleu-noir-blanc dominant, suivent leur rythme, comme des bulles de savon dans l'air. Elles sont de plusieurs couleurs : plus terrestres, expansives, superficielles et folles (comme le jaune), plus fortes, dynamiques et énergiques (le rouge), plus jeunes, joyeuses, innocentes, corporelles et pures (le rose), plus calmes et pleines, accomplies (le vert), plus immobiles et cachant une espérance secrète (le gris clair),plus distantes (le bleu ciel), plus tristes et malades (le violet) ou plus fortes et en santé (l'orange).

Ceci, c'est la musique de la vie ! C'est ta musique : avoir étudié à l’hôpital, avoir repris ta vie à Bruxelles, avoir fait des nouvelles rencontres... Et tout ça avec un parfum et un goût de simplicité. La même simplicité de ces bulles de savon qui dansent dans l'air, dans ce souffle qui les guide. Alors, voilà, bravo au pilote automatique, « si forte ! ». Un pilote qui a même une musique parce qu’en regardant le tableau et ses cercles, il me semble bien entendre des notes, des instruments, des pauses, un rythme...

Nous sommes bien conscients du noir vécu et des « méduses » de notre vie, mais aussi du fait que nous avons notre musique à suivre, la juste profondeur qui peut nous donner du sens et à partir de là, de nouvelles possibilités de vie peuvent naitre pour notre existence. « Il suffit de ne pas tricher, de ne pas faire semblant que tout aille bien mais simplement d’accepter que ce que tu es en train de vivre est bien pire que ce que tu n’aurais pu imaginer. Et le pilote automatique s’allume, il te fait comprendre ce qui est important, il t’oriente, il donne un sens à ta vie - désormais le bien le plus important entre tes mains

Bien amicalement,
Monica Fasan.




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[1]    Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, éd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1989

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